ARRIVER

Le premier regard. Nuna arrive à lire les sentiments de Jack lorsqu’ils se voient pour la première fois.
Guillaume Vigneault, Chercher le vent, 2e éd., Québec, Boréal Compact, 2003 [2001], p.60.

Un départ, lié avec le passé. Le protagoniste anonyme embarque dans sa voiture et il se remémore son ancienne copine qui est la raison de sa présence dans ses lieux, si loin du domicile familial. Un extrait précurseur de la bête qui le poursuivra sur la route (son père / le Minotaure).
Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres, Chicoutimi, La Peuplade, 2013, p. 39.

La fin d’une connexion. Jack retourne voir son zinc après l’accident durant lequel il conduisait et qui a causé la fausse couche de Monica. Ce zinc est son compagnon, mais leurs regards échangés annoncent la fin d’une époque. Le zinc comprend que Jack est traumatisé et se sent coupable. Depuis, Jack ne vole plus.
Guillaume Vigneault, Chercher le vent, 2e éd., Québec, Boréal Compact, 2003 [2001], p.12.

La douleur après le départ. Marc S. Morris reprend son périple sur la route, son FUCK YOU à l’Amérique, après une pause de trois ans. Le premier arrêt de braconnage sur cette route est au Lac Huron. Sous une pluie torrentielle, il pêche illégalement, braconnier qui retrouve ses racines destructrices.
Marc Séguin, La foi du braconnier, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2012 [2009], p.73.

Aimer l’Autre sans retenue. Aimer l’Autre – c’est ce qui motive. Pour Marc S. Morris, cet amour est Emma, sa femme et la mère de sa fille. C’est un amour salvateur.
Marc Séguin, La foi du braconnier, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2012 [2009], p.15

Un amour qui grandit. Lorsque le narrateur anonyme introduit le chat avec qui il co-habite, il mentionne qu’il le hait. Pourtant, lorsqu’il prend la route et réalise que le chat est à ses côtés, il est bien content d’avoir ce compagnon félin – une extension de sa personne d’avant son départ.
Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres, Chicoutimi, La Peuplade, 2013, p.28

Retrouver une vieille connaissance. La première ligne de dialogue du roman. Au bar à Val-d’Or, Jack revoit Sylvain qui lui parle de sa copine danseuse. Jack ne comprend pas la situation et se sent absent, pris entre passé et présent.
Guillaume Vigneault, Chercher le vent, 2e éd., Québec, Boréal Compact, 2003 [2001], p.11

Une carte routière annonciatrice. Avant de partir sur la route, le protagoniste anonyme regarde le plafond de sa demeure et y décèle le chemin à venir.
Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres, Chicoutimi, La Peuplade, 2013, p.22

Partir sur la route, aucun retour possible. Le protagoniste anonyme est officiellement sur la route : il ne peut plus changer d’idée. Il aperçoit le chemin qui se déploie devant lui.
Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres, Chicoutimi, La Peuplade, 2013, p.36

Un deuil à faire. Marc accepte enfin que Pietro, son ami le prêtre, est mort et il commence à faire le deuil de sa relation avec ce dernier.
Marc Séguin, La foi du braconnier, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2012 [2009], p.129

La première relation sexuelle. Le protagoniste couche finalement avec la femme mystérieuse qu’il a embarqué dans sa voiture. C’est une expérience charnelle, animale.
Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres, Chicoutimi, La Peuplade, 2013, p.66.

Aller vers l’Autre. Jack revoit Nuna à New York pour la première fois depuis leur séparation et son long périple sur la route. Il comprend que c’est un moment décisif et qu’il doit capter son attention, aller vers elle pour pouvoir la retrouver.
Guillaume Vigneault, Chercher le vent, 2e éd., Québec, Boréal Compact, 2003 [2001], p. 249.

Une rencontre qui se termine. Le protagoniste s’est arrêté en chemin pour remplir sa voiture d’essence et a discuté avec un homme, un étranger. L’image finale qu’il a de cet étranger, alors qu’il part, est celle-ci.
Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres, Chicoutimi, La Peuplade, 2013, p.46

Dès que l’avion entame sa descente sur le tarmac, un noeud se forme dans mon estomac. Le doute s’immisce, mais je ne peux plus reculer. Tout ceci n’est plus une simple idée en l’air : j’arrive à destination.

Nous sommes soixante : des couples, des familles, des amis. Des duos. Et moi. Seule.

Ce n’était pas ce que j’avais prévu, mais j’ai beau abandonner bien des choses, mon passé me talonne2. Des liens qui se défont mais m’habitent encore.

Les pertes récentes me hantent. Deux. D’eux.
Deux coups, l’un après l’autre.
Mon coeur troué, percé.
Il m’a quitté ; elle est partie. Ou est-ce le contraire ? Je ne sais plus. Absente. Absence. Absences.
Je suis vidée, vide.
Comment me rebâtir ?

Lui- qui était apparu dans ma vie tel un feu ardent, enflammant tout son sur son passage. Moi, qui croyais qu’il m’allumait, mais au contraire il me consommait à petit feu. L’étincelle amoureuse des débuts s'est transformée en lente implosion et je me suis effritée, doucement. Les morceaux tombaient et je cessais de les ramasser.

Son départ fut le coup fatal : on s’étaient regardés longtemps, comme des rivaux fatigués3 puis il était parti - sans moi.

La première fois, je me suis vue, je nous ai vus. Un regard rempli de possibilités. Pétillant. S’abreuver de ce regard. Me faire dévorer de ses yeux. Des petites bulles de bonheur, des étoiles, parcellaient son iris. Facettes multiples brillantes.

Maintenant, ces yeux me renvoient un regard vide et las. Comme une mince couche qui se serait déposée et l’empêcherait de percevoir. Il ne me voit plus. Je ne le reconnais plus, je ne ME reconnais plus. Suis-je bien celle qui l’a aimé ? Qu’il a aimée ?

Nous avions initialement prévu partir ensemble- au loin afin de nous retrouver. Un espoir possible.
Ailleurs, tout serait différent, me répétais-je tel un mantra. Plus que quelques semaines à attendre avant d’essayer à nouveau, lui et moi.

Ici nous devenions peu à peu invisibles l’un à l’autre, chacun pour soi. Le partage qui nous avait soudé initialement était devenu une pénible obligation et nous nous étions mis à chérir nos secrets. Des secrets lourds, tels des nuages noirs, qui nous hantaient constamment. Des présences inquiétantes qui s’immisçaient entre nous.

Mais, un de ces nuages noirs éclata sur moi avant notre départ. La pluie me pinça comme des cailloux que l’on me jetait à la figure4.
La douleur me submergea et, trempée, le secret qu'il contenait se révéla;
il entamait une nouvelle vie à deux avec une autre que moi. Eux, il et elle.
Un univers qui m’excluait.

Jaun andreok, helmugara iritsi gara. Espero dugu gurekin bidai on bat izatea eta laister berriz ikustea.

Autour de moi, les discussions se mélangent: une symphonie aux accents chantants. Des notes qui sifflent, des mots qui montent en crescendo. La cadence augmente. Je les reçois et lentement ma tête et mon coeur s’apaisent.
Je les comprends.

Ne l’ayant pas entendue depuis si longtemps, j’en suis venue à douter de son existence réelle, de cette langue que nous partagions Amama et moi.

Je croyais que nous l'avions inventée. Et maintenant, en route vers le lieu du commencement, le dictionnaire près de moi, les mots me reviennent par bribes. Une langue qui nous unissait. Un code que je partageais avec Amama que j’aimais comme une prière qui se serait réalisée5.

×

×

J’avais découvert la boîte dans son armoire.
En l’ouvrant, j’avais immédiatement reconnu son écriture sur la page couverture d’un carnet.
Son nom. Amama, ma grand-mère.
Sa calligraphie, douce et soignée. Sa vie rangée, ici.

J’avais pris le cahier dans mes mains. Ma main avait frôlé la reliure, douce comme du velours. Puis, je l’avais ouvert et j'étais mise à le lire.

© tanya (greelook) on flickr

Elle débutait craintivement, hésitante de quitter pour la première fois le domicile familial. L’année avant son mariage.

Face à son futur tracé d’avance, on lui avait autorisé une parenthèse. Parenthèse d’un été. Périple organisé en Angleterre, puis en France. Découvrir les merveilles de l’Europe classique.

J’avais de la difficulté à concevoir Amama ainsi, voguant au gré du vent en Europe. Pourtant, elle l’avait écrit, et décrit, ici, noir sur blanc. Sa vie d’avant.

Et Amama avait quitté le chemin, elle avait pris un détour. Un endroit si rarement mentionné. À la croisée de la France et de l’Espagne : Les pays basques. Loin. Ailleurs.

Le mot avait des allures mythiques dans mon imaginaire de petite fille. J’imaginais une contrée sauvage, mystérieuse et magique. Des mots de cette langue inconnue parsemaient le récit. Elle avait même dessiné dans les marges : des fleurs, des coeurs. Émois adolescents ?
Je les ai touchés, espérant qu’ils me révèlent leurs secrets, mais ils restaient muets.

Un son arrêta mon exploration et j'allais remettre mon trésor à sa place. Puis, au dernier instant, avant de refermer la boîte et d’y remettre son contenu, j’y ai pris le dictionnaire qui s’y trouvait et j’y ai noté quelques mots. Je voulais comprendre cette langue qui vivait ailleurs, mais qui, sommeillait également en moi.

×

Amama a rapidement su que je savais une partie de son passé, mais elle ne m’a pas grondé. Au contraire, elle m’a laissé y entrer. J’ai plongé avec elle. Et ainsi parfois, lorsque nous étions seules toutes les deux, elle me disait quelques mots en basques que j’essayais de décoder.

Notre jeu pour sortir du quotidien.
Et avec le temps, j’étais parvenue à (la) comprendre.

×

Quelques fois, elle m’apprenait d’anciennes recettes de son temps passé là-bas. Nous les faisions ensemble, les jours froids hivernaux, lorsque mon grand-père partait. Des odeurs différentes embaumaient alors sa cuisine et elle s’activait avec passion ; et je pouvais voir comment elle avait été, jadis, curieuse et animée.

Notre complicité se développa ainsi sur quelques années, jusqu’à son départ.

À présent, je suis complètement seule.

On me tape sur l’épaule
- Mugitzen edo geldirik zaude ?

J’acquiesce sans répondre. Je suis le mouvement, et je me trouve expulsée hors de l’appareil, dans une nuée de monde.

Je suis avalée rapidement dans la bouche de ce lieu de transit. Un endroit stérile, neutre.

×

Aucun des autres voyageurs ne réagit autour de moi. Ils sont indifférents, ils se retrouvent. Tous dans leur bulle. La mienne, brisée, permet à tout de me pénétrer. Je dois me protéger.

J’empoigne mon sac à dos, carapace temporaire et je me mets à marcher.

Je n’arrive pas à choisir la direction à prendre. Je voudrais pouvoir m’ancrer ici, immobile, mais je n’y parviens pas. Tout va trop vite, je ne peux m’arrêter.

Puis, j’aperçois un tableau avec des noms de villes.

Baiona, Angelu, Miarritze, Hazparne, Kanbo, Uztaritze, Donibane Lohitzun, et Hendaia.
Je les reconnais. Amama est venue ici.
Tout ralentit.
J’ai trouvé ma place.
Je me dirige vers le quai. J'embarque dans le train.

Je me revois, petite, assise dans la voiture, revenir du camp de vacances. Excitée de revenir à la maison, après des semaines ailleurs.

J’ai l’impression de (re) connaître les lieux qui défilent devant mes yeux; des lieux qu’Amama a vu et dont elle m’a parlé tant de fois. Ils prennent vie à nouveau, et j’ai l’impression de sentir sa présence à mes côtés.

Dès que je sors du train, une brume crémeuse me colle à la peau, telle une nuée de papillons blancs qui bourdonne à mes côtés. Je plisse les yeux pour y déceler des détails quelconques, mais c’est en vain : je me perds dans ce dense verre de lait. Cette présence est enveloppante, telle une couverture filamenteuse qui m’emmitoufle ou des boules de coton collées les unes contre les autres ; j’ai envie de m’y abandonner. Me laisser envahir par ce blanc. Tout effacer.

Les soirées orageuses, je venais me blottir dans le lit d’Amana. À deux sous la couette, elle me racontait des histoires de sa jeunesse et je me laissais bercer par le son de sa voix, sombrant doucement dans les bras le sommeil et oubliant mes tracas d’enfant.

Puis, une petite boule noire surgit devant mes yeux. Elle s’immobilise devant et je distingue ses traits félins. Une onde de choc me parcourt.

- La Vache ? Vraiment ? Elle est ici ?

×

Elle court dans les rues. J’entraperçois ses petites taches. Pépites de chocolat. Je décide que je nommerai celle-ci La Vache basque.

Je m’explique. Avant, avec lui, nous avions un chat. La Vache qu’on l’appelait. Une petite bête qui traînait dans nos pattes. Nous l’avions trouvé, chaton, dans le champ derrière chez mes parents. Immédiatement, nous étions tombés sous son charme. Une extension de notre amour. Une preuve tangible. Nous l’avions ramené avec nous. Et tandis que notre amour murissait au fil du temps, petit chaton devint chat.

J’appelle la chatte en sifflant, mais elle ne vient pas. Elle ne vient jamais6. Elle a disparu-comme il a disparu avant.
Malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à la retrouver. J’ai beau crier les sons restent captifs autour de moi, suspendus dans la brume.

Je m’assois sur le rebord du trottoir. Mes épaules me brûlent et les larmes me montent aux yeux. Une pulsation douloureuse se propulse de mes épaules jusqu’au bas de mon dos. Je ramène mes genoux vers moi et prends une grande respiration. Me contenir.

Dans les débuts, après son départ à lui, je me croyais forte, protégée. J’évitais de mentionner son nom, de penser à nous. Je me distrayais.
Mais je ne pouvais (sur)vivre dans ce faux monde. La présence de La Vache dans notre demeure me rappelait notre trio original.

Autour de moi, on s’inquiétait. Je m’effaçais peu à peu. Mon appétit diminuait, ainsi que mes nuits et mes désirs. Je tentais de les rassurer, mais je ne pouvais plus me mentir.
La Vérité, même si douloureuse, voulait être mon amie. Moi, je souhaitais la fuir à tout prix. Je n’avais jamais été douée dans les relations amicales.

J’ai du me résoudre à prendre une pause. La Vérité triomphante. Elle s’installait à mes côtés, douce moitié non désirée. Me rappelant, avec son sourire satisfait, que je me devais de lui faire une place.

Durant le début de cette année-là, la situation semblait se replacer. On s’occupait de moi constamment, on s’assurait que je ne restais pas seule et je me mis à reprendre goût à diverses activités. J’acceptais que l’on prenne soin de moi, de m’abandonner à nouveau à autrui. Me laisser aller.

Quelques temps après, un après-midi, seule, j’ai décidé de cuisiner.

Et puis, je me suis rappelé que je devais acheter de la nourriture pour La Vache. Je suis sortie de la maison. Lorsque je suis revenue, plus tard, j’ai constaté mon erreur.

Le bâtiment, en flammes, me toisait d’un regard qui me rappelait que mon amour aussi était parti en fumée.

Les pompiers, arrivés sur le champ, ont tenté de me rassurer. Mais mes inquiétudes ne me concernaient pas. Même si tout ce que j’avais dans ce lieu serait détruit, moi je priais pour que La Vache se soit sauvée de cette maison maudite.

Le feu de mon enfance : des bougies sur un gâteau. Je les soufflais et se réalisaient des souhaits infinis. Je me sentais grande, toute puissante.

Maintenant, adulte, le feu déchainé et incontrôlable me fait sentir étonnement toute petite.

Assise sur le rebord, j’essaie de chasser mes pensées passées. Puis, un faible miaulement. Sans la voir, je sens sa chaleur contre ma jambe. Elle miaule de plus belle, et je la prends dans mes bras. Mon corps se détend peu à peu et La Vache basque se met à ronronner. Je la tiens fermement, en la grattant sous les oreilles comme je le faisais avant. Elle s’abandonne dans mes bras. Nous formons un drôle de couple. Nous suivons un tracé mystérieux, et je me laisse guider. Son instinct animal me rassure. Elle connaît la ville.

Avec ma compagne dans les bras, dans ce pays inconnu, je comprends que je suis enfin arrivée. La brume ne me fait plus peur. J’accepte d’être perdue.
Après tout ce temps, je me trouve (enfin) ici. Dans ce lieu que je ne saisis pas, mais qui pourtant semble me définir.

- Ça fait drôle hein? 7

Je regarde autour de moi. Il n’y a personne.

- Zure zain nengoen. (Je t’attendais.)

- Comment savais-tu que je viendrais ? Et où allons-nous ?

- Ça serait long à expliquer. Disons seulement que les neuf vies font partie de l’équation. Mais maintenant que tu y es, il est temps que nous y allions.

La Vache basque part à la course, me guidant par ses miaulements.

Et, étonnamment, je lui fais confiance.

Puis, telle qu’elle est apparue, elle s’évapore.

Et, pour un court instant, je vois

La Vache Basque s’arrête et se frotte une dernière fois contre ma jambe, et je perçois, l’éclair d’un instant, ses yeux pairs.

- Ne t’inquiète pas, je reviendrai, qu’elle me dit.

Une petite sonnette retentit lorsque j’entre dans l’établissement.
L’espace, vide, ne contient qu’une demie-douzaine de tables en bois. Inoccupées.
Sur les murs, quelques cadres dépareillés. Une plante solitaire sur le comptoir. Et une porte battante qui donne sur les cuisines. J’ai l’impression d’avoir débarqué dans une autre époque. Ça me rappelle la cuisine d’Amama.

Je m’apprête à repartir lorsqu’il apparaît , cet homme, celui que je n’espérais plus rencontrer.

On dit, comme ça un regard qui vous met à nu, alors que c’est exactement l’inverse, il me semble. Je n’ai pas soutenu son regard plus d’une seconde1.

ELLE

LUI

Je perds pied et m’écroule, mon sac encore sur le dos.

Je me suis immédiatement précipité pour l’aider.

-Guztiak ondo ?
( Tout va bien ?)

Il me tend sa main calleuse. Une main qui a du vécu. Je mets la mienne, petite, à l’intérieur et, aidée par sa force brute, je me relève. Il se place derrière moi et retire mon sac doucement. Je le laisse faire pendant un instant, comme si l’on me soulageait d’un poids que j’avais oublié qu’il m’accompagnait depuis tout ce temps.

-Ez zait axola ? Ireki?
(Je ne vous dérange pas ? Ouvert?)

- Bai. Jan nahi duzu?
( Oui. Vous voulez manger ?)

Ses accents ont des relents très anciens, mais rares sont ceux qui s’arrêtent ici qui me parlent la langue locale et pas l’espagnol. Je décide sur le champ que je l’aime bien.

Elle acquiesce d’un signe de tête, tout en douceur. Quelques boucles brunes se sont détachées de sa tresse en tombant, et lui font une sorte de couronne. Un être angélique, mais pourtant si mystérieux.

Elle me fait dos et je peux voir le petit tatouage dans son cou. Une patte de chat. Je veux la flatter, doucement, mais je pense qu’elle prendrait peur. Elle a un je-ne- sais-quoi de sauvage, sous ses airs doux.

Je remarque que son corps se détend. Elle semble à l’aise ici, me dis-je. Elle choisit une table. Je la laisse s’installer en m’éloignant.

J’ai conçu ces tables de mes mains, à la sueur de mon corps. Après la mort de Aïta. J’ai transformé mes larmes en sueur. Chaque coup de rabot traçait un pan de notre histoire. De toutes mes forces, je sablais. Essayant de lisser les surfaces. Enlever les tâches. Les faire disparaître. Retirer les traces plus sombres. Tout égaliser.

Je m’assois, posant mes coudes sur la table. Je perçois le bois sous ma peau, ses imperfections qui me traversent le corps, rallumant les miennes. De l’index, je trace les rainures qui dessinent des formes. Les fissures forment des rivières, des routes, des centaines de chemins comme un réseau d’artères et de veines qui l’irriguent. J’arrive aussi à distinguer des forêts, des lacs et les petits rectangles des maisons8. Un univers entier qui se déploie du bout de mon doigt. J’aimerais m’y plonger.

Il dépose le plateau devant moi.

Il empoigne une bouteille de vin blanc derrière le comptoir, deux verres, et vient se poser en face de moi. Je prends une bouchée.

La voir mettre mon plat en bouche éveille en moi quelque chose que je pensais avoir perdu depuis longtemps. Une violence inouïe qui reprend possession de moi. Je tente de la chasser.

Mon corps frémit, s’éveillant après un long coma. Soudainement, je sens le plein poids de ma Bakardade. Je me la suis imposée, mais voici qu’elle manifeste pleinement sa présence. Nous sommes trois ici : cette voyageuse, ma Bakardade et moi.

La Bakardade
(Monologue de la Solitude)

J’aimerais lui rappeler que je suis celle qui a partagé sa vie ces dernières années. Il m’a laissé m’installer chez lui, autour de lui. Je savais me faire discrète au début, mais peu à peu, j’ai pris plus de place. Il n’avait rien d’autre que moi.

Je pose une main sur son épaule doucement et je lui murmure à l’oreille que je suis là. Je suis celle qui reste, alors que tous les autres le quittent. Il sait qu’il devra me rappeler, mais pendant un instant il veut m’oublier.

-Zenbat denbora daramazu hemen?
(Depuis combien de temps es-tu ici ?)

- Gaur goizean iritsi nahiz. Hau nire lehen aldia da. Nire amona hemen egon zen gaztea zenean.
(Je suis arrivée ce matin. C’est ma première fois. Ma grand-mère était ici quand elle était jeune.)

-eta nondik dator zure amona??
(Et d’où vient ta grand-mère?)

Je ne comprends pas tout de suite le sens de sa question. Du Québec, vais-je répondre. Et puis je comprends qu’il s’imagine que ma grand-mère est basque. Je clarifie. Je parle longtemps.

En énonçant, de manière si détachée, le récit de mes dernières années à voix haute, je constate que c’est la première fois. Je suis frappée de plein fouet par le tourbillon de ma vie. Tout bouge autour de moi. Je veux m’arrêter, me poser.

Il a les yeux rivés sur moi. Il cache son visage avec un masque capillaire. Je ne parviens pas à lui donner d’âge. Barbe noire, imposante, des sourcils broussailleux. Je réalise que nous ne parlons pas depuis quelques instants. Je me sens observée, mais ce n’est pas un sentiment désagréable. Il me rassure.

J’ai envie d’elle, mais je ne peux pas. Je dois résister. Lui résister. Elle ne comprendrait pas. Cela coule dans nos veines, ça vient d’ici, comme disait Aïta.
On ne peut rien y faire.

Aïta : mon père, qui n’avait pas réussi à contrôler les débordements et du sang avait coulé. Trop. Quand je lui avais demandé la raison, il m’avait répondu que c’était ainsi.

Nous devions nous battre pour être libres. Que cette lutte pour la liberté méritait des sacrifices.
Dont le sien.
Cette violence qui avait trop souvent fait irruption dans nos vies sans invitation.

La sonnette du restaurant retentit. Des clients entrent et se posent. Ce sont trois hommes. Agés. Du coin. Ils connaissent les lieux. Les sages du village ? Étrangement, il ne se retourne pas vers eux, mais plutôt vers l’horloge. Il est trois heures.

Son visage se transforme. Il me laisse et se dirige vers la cuisine. Il revient avec leurs plats. Pendant toute la scène, aucun mot n’a été prononcé.

Je sens qu’un lien invisible, fort et tendu, les unit tous. Un tissu de secrets noirs d’où il lutte pour se déprendre.

J’ai envie de m’approcher de lui et le prendre contre moi. J’ai envie de le toucher. Je veux me lever et lui mettre la main sur le bras, le rassurer que tout irait bien. En y songeant, je comprends que je veux me rassurer également.

La sonnette retentit de nouveau et ils quittent les lieux.

× Ensalza a ETA y exige sacrificios para lograr la libertad.

Le son semble le libérer, comme un sort qu’on relâcherait. Il se dirige vers la porte et y met un loquet, puis, d’un pas lourd, se rend vers une table et s’y assoit, ou plutôt y tombe. La chute le ramène ici.
Pendant qu’ils étaient là, il se trouvait ailleurs.

ELLE

LUI

Elle me regarde et met sa main sur la mienne. Comme si elle voulait s’y ancrer. Une douce chaleur. Elle aussi est perdue, comme moi. Elle a besoin de s’échapper.

-Hemen utzi nahi ditut.
(Je dois quitter ce lieu.)

-Etorri nahi duzu ?
(Tu veux venir ?)

Sa question me désarçonne. Ma main est encore sur la sienne- je n’ose pas l’enlever. Que faire ? Accepter sa proposition, sa fuite ? Puisqu’il semble bien s’agir d’une fuite selon ce qui vient de se produire. Il veut se libérer. De quoi? J’ai envie de lui poser une tonne de questions, mais je me retiens. Est-ce que je souhaite vraiment savoir les réponses qui suivraient?

Lui me regarde sérieusement, et je perçois, pendant un court instant, une supplication dans son regard. Un appel à l’aide. Je sais reconnaître ce message, l’ayant moi-même si souvent lancé durant une période pas si lointaine. Pourquoi en suis-je la récipiendaire ? Nous ne nous connaissons pas, et pourtant j’ai l’impression étrange (et je crois que lui aussi) de l’avoir déjà vu, mais je ne sais situer où. L’aurais-je rêvé?

Je dois répondre, il continue de me fixer.
Les options se bousculent dans ma tête alors je ferme les yeux et sans même m’en rendre compte, j’acquiesce de la tête.
En acceptant, je me sens prête - j’en ai envie. J’ouvre les yeux : il est encore là et il me sourit. Son regard est léger, enjoué.

Nous irons dans son village, qu’il me précise. Hors de la ville, à quelques heures d’ici. Un bel endroit, qu’il précise. Il veut voir son grand-père. Retour aux sources qu’il me dit.

Je saisis la gravité de sa situation qu’il tente de cacher sous des airs de légèreté. Il a besoin de faire semblant, alors je jouerai le jeu. Nous partirons ensemble à l’aventure. Il se lève et se dirige vers mon sac à dos, qui trône encore sur le sol.

Je regarde le restaurant où je me trouve. Mes yeux veulent s’y abreuver, s’y reposer, comme si je devais lui dire adieu, un aurevoir à ce lieu qui me rappelle Amama.

Je n’ai jamais été religieuse, mais à cet instant je lui adresse à elle, à ma douce Amama, une petite prière pour la remercier. Je suis bien ici, je sens sa présence.

Mais ce lieu n’est pas celui de ma grand-mère.

Ce lieu est à lui, cet homme mystérieux qui me fait face et qui porte mes bagages sur son dos. Et à bien observer autour de moi, je réalise que je suis en effet ailleurs : les murs se fissurent, le plancher est un peu sale, ce lieu est usé.

Dehors, le soleil se couche et ses teintes orangées éclairent la poussière qui s’est déposée sur les tables. Cet endroit a vu de meilleurs jours.

Il me tend la main. Pour m’aider à me relever, mais c’est aussi une poignée de main pour confirmer notre accord tacite, notre départ commun.

Je sors à l’extérieur, dans ce qui est maintenant un trou noir.

De l’extérieur, je l’observe tandis qu’il ferme les lumières du restaurant : sa silhouette se détache nettement, comme les théâtres de marionnettes que j’aimais tant durant mon enfance. Puis, plus rien.

J’entends la porte s’ouvrir et se fermer et je sens sa présence à mes côtés, sans le voir.

Il marche d’un pas assuré ; le chemin se trouve en lui. Ma main levée, à la hauteur de son dos, me lie à lui. Fil invisible qui nous retient. Quelques lampadaires éclairent les ruelles.
La route est large et droite. On dirait une piste de décollage9.

On escalade les rues escarpées. Elles me sont invisibles dans la noirceur, mais mon corps les ressent. L’élévation se fait sentir. Ma tête tourne peu à peu, et j’apprécie l’allégresse que cela me procure.

Et puis je vois ses yeux, qui se détachent telles deux étoiles dans la noirceur.
La Vache basque est revenue, elle m’attendait :

- Ez duzu beldurrik izan behar . Hemen nago . Dena ondo egongo da . Aurkitu zen, zu eta ni .
(-Tu n’as pas à avoir peur. Je suis ici. Tout va bien aller. On s’est retrouvées, toi et moi. )

Pendant un instant, j’oublie que je suis loin. Je suis chez moi, en train de flatter La Vache sur mon divan. Elle est en vie, elle est revenue. Je suis en sécurité.

Puis, je réalise que je suis ailleurs, mais que cet ailleurs est également chez moi. La Vache Basque me regarde, elle sait tout. Sagesse féline. Elle lâche un ronronnement rassurant. Je peux continuer. Et elle repartir de son côté. Nous nous protégerons.

Une fois la Vache partie, je me retourne vers lui. Nous n’avons pas besoin de parler, simplement avancer. La clameur nocturne de la ville devient un écho lointain peu à peu. Ensemble dans cette noirceur, il se crée une intimité entre nous. Sous nos pas l’asphalte devient une terre brute.

Nous avons atteint l’orée de la ville.
Une douce brise me parvient.
L’odeur change.
Je pourrais la reconnaître n’importe où.

Mélange d’herbe, de terre, de vie. Les feuilles hissent dans le vent. La brume nocturne a descendu et je peux voir la cime des arbres. La lune, à sa pleine hauteur, lance une lumière blanche qui éclaire les feuillages. La forêt ne dort pas et en observant les différentes teintes de feuillage, je me sens sereine. Le temps, tel le vent, ponce toutes les aspérités du paysage et finit par adoucir la douleur la plus pointue10.

Ici je peux m’inventer, me créer.
Le temps s’arrête. Je me retrouve. Je renais. Je prends forme face à cette forêt, face à moi.
Je veux faire partie.

× Je me couche sur le sol, dans ce tapis vert et je me laisse bercer par ce qui m’entoure. Je suis bien.
Entière.

Puis je me rappelle qu’il est encore à mes côtés. Sa présence est simple, rassurante. Il me prend par la main et m’entraine vers le sentier qui entre la forêt. Je peux le suivre, ou m'abandonner. Je ne sais pas où aller.

Un frisson me parcourt. Je sens sa présence. Je sens qu’elle est déjà passée ici et je veux la suivre, hors des sentiers balisés. Elle a tracée sa propre voie- et moi je veux la découvrir, me découvrir.
-Amama.

Je pense qu’il m’a compris. Il doit continuer seul, sans moi. Nous nous prenons dans les bras. Une longue étreinte, pour se donner chacun du courage.
Il me redonne mon sac. Il me paraît plus léger. Je me penche vers lui et je l’embrasse doucement. Un baiser d’espoir. Nous nous reverrons, je le sens, mais nous serons ailleurs.

Il reste là longtemps, à me regarder disparaître. De loin, on dirait un arbre esseulé dans la plaine13.
Et je ne le vois plus, mais je sens son sourire dans mon dos. Il se rendra.

Et moi je (re) commence à marcher, tout droit. Je compte mes pas. Un pas après l’autre. Je suis plus forte que je le croyais. J’ai espoir.

J’entre dans la forêt qui m’appelle.
J’entends un miaulement.
Je suis ici, je rentre chez moi.
L’horizon s’étend à l’infini.

La dernière image que j’ai d’elle est son tatouage.
Une petite patte de chat.

Nous retournons sur l’asphalte et longeons la forêt, en bordure, sur le chemin. La brume se dissipe peu à peu. Il fouille dans ses poches et en sort un trousseau de clés.

×

Nous arrivons devant un véhicule : une vieille bagnole rouge. Elle est usée, écorchée. Fatiguée. Elle a vécu plusieurs vies avant celle-ci, accompli de nombreux trajets.

- Aïta, qu’il chuchote.
Père

C’est la voiture de son père. Je me sens de trop. J’ai envie de partir, le laisser seul ; je ne veux pas, je ne peux pas (l’) aider. Je crois qu’il a senti ma détresse et il me met doucement une main sur l’épaule. Je me calme. Il m’ouvre la portière. Je m’assois. Il pose mon sac derrière moi et puis démarre.

Je contemple les étoiles tandis que nous partons sur la route qui longe la forêt. Je ne sais pas si c’est l’odeur, ou le doux ronronnement du moteur, ou la simple fatigue du voyagement, mais je m’endors immédiatement. Mes songes sont clairs, blancs. Purs. Simples. Je ne m’en souviens déjà plus.

Lorsque j’ouvre les yeux, la nuit se termine et, accompagnés du lever du soleil, nous faisons notre entrée dans le village. Lui gare la voiture et nous sortons. La brume a disparu - je découvre.

Le soleil inonde les lieux. C’est un village qui paraît figé dans le temps. Nous sommes sur la place centrale où règne l’église. De tous côtés, des petites rues qui zigzaguent. Les pierres colorées et vieillies des maisons invitent à écouter leurs histoires. Les pots de fleurs suspendus aux fenêtres se secouent de leur rosée matinale. Et une odeur saline se rend jusqu’à mes narines. Nous sommes en bordure de mer.

Il me fait signe de le suivre, tandis qu’il emprunte une des petites rues. Je me dirige lentement vers lui tandis qu’il cogne à une porte. Nous entendons des pas de l’autre côté et elle s’ouvre.

Une version plus âgée de lui, son fameux grand-père, le regarde et puis se retourne vers moi. Ses yeux s’écarquillent et pendant ce moment je peux voir le jeune homme qu’il fut avant.

C’est toi ? qu’il me demande en français.

Une petite larme coule sur sa joue et le vieillard me prend dans ses bras.
je comprends alors qu’il me prend pour elle. Amama. Elle est venue ici- il l’a connue. J’ai envie de tout savoir, mais en même temps j’ai peur.
Je regarde l’homme basque à mes côtés. Il paraît aussi surpris que moi.

Son grand-père nous invite au café du square. Il se ressaisît. Nous recevons nos breuvages et il se met à me parler d’elle. J’écoute, et je savoure le moment.

Je ne veux pas le répéter ici, je veux le garder en moi. Il a parlé d'elle, avec un bonheur évident: il se souvient d'elle et rien qu'à l'écouter, Amama. la jeune prend vie devant moi.

Il parle pendant un long moment, puis il semble se rappeler de la présence de son petit-fils à mes côtés. Je sens qu’ils doivent résoudre leurs propres énigmes. Moi, j’ai déjà quelques pièces du puzzle. Je les remercie tendrement.
Je me lève.
-Bonne chance, qu'ils me disent.
Et alors je pars.

Nous pénétrons dans la douce moiteur de la forêt. Une chaleur nocturne nous enveloppe. Tout est noir, mais nous nous voyons. Nous nous voulons et nous cédons.

ELLE

LUI

Ses mains usées commencent à parcourir mon corps et me définissent peu à peu. Ses yeux me renvoient mon image, et je me trouve désirable.

Je lui retire ses vêtements, doucement, et il se laisse faire. Puis, je me déshabille, lentement, en le regardant dans les yeux. Je suis nue devant lui. Un frisson me parcourt.

Je la prends avec force. J’en ai besoin. Je ne sais pas faire autrement.

Elle se donne à moi, et, telle un chat, me griffe le dos, laissant ses marques.

Elle s’abandonne et nos deux corps se prolongent. Elle laisse échapper des petits cris.

Nos souffles s’unissent. Mon corps s’enflamme. Une décharge électrique.

Ses yeux me regardent, mais je sens qu’elle est ailleurs. Son regard papillon s’est remis à voleter11.

On a baisé par terre, dans la poussière et la suie, sous la lumière crue de la lune. Comme en état d’urgence, vite et fort.12.

Repus, nous restons dans les bras l’un de l’autre pendant un instant. Nos souffles s’alignent et je me détends. Lui également. Il m’embrasse sur le cou, sur mon tatouage félin. Je ronronne.

La chaleur est maintenant un vent froid sur nos peaux nues et nous oblige à nous séparer. Nous renfilons nos vêtements. Il n’y a pas de gêne. Simplement la fin d’un moment. Une union temporaire, un partage. Une connexion. Nous nous sommes faits du bien.

Il me regarde et me prend la main. Il la serre tendrement et dans ce geste, il me confirme que nous resterons liés même si nos chemins se sépareront. Les mots ne peuvent exprimer tout ce qui se trame entre nous alors je lui réponds simplement en la serrant plus fort.

Et puis nous relâchons nos mains et nous nous regardons.

Je vais continuer seule, mais je me rappelerai de lui. Il se rappellera de moi.
Nous nous souviendrons. Je pars.